Préalablement à l’étude du paysage hydroélectrique sherbrookois, il importe de définir cette notion, ainsi que les éléments qui le composent. La notion de paysage de l’électricité découle de l’étude des rapports entre la société et la technologie. « Le paysage électrique est une construction culturelle, qui est le produit d’une technique et d’une société, toutes deux relatives et en mouvement »[1]. Il est primordial de suivre la construction de ces paysages hydroélectriques en tant qu’« artéfacts totaux »[2]. La démarche constructionniste, utilisée au sein de ce chapitre et du suivant, n’est pas la seule approche que nous aurions pu envisager pour l’étude du paysage énergétique en tant qu’objet qui enchevêtre les processus de perception et de construction. Le constructionnisme, aussi appelé constructivisme empirique des acteurs, est une position épistémologique dérivée du constructivisme (principe de la construction de la connaissance). Ce terme correspond aux représentations que les acteurs sociaux se font des phénomènes, en l’occurrence de l’émergence du paysage électrique en tant que résultat de la construction sociale d’une technique[3]. Ceci nous permet de discerner les acteurs de ces processus sans pour autant opposer paysages et technologies[4].
L’introduction d’éléments technologiques (liés à l’énergie hydroélectrique) au sein du paysage se déroule selon trois phases : l’avant, le chantier et l’après[5]. La phase médiane est la plus marquante pour la construction paysagère. Durant celle-ci, qui peut parfois s’étaler sur plus d’une décennie, les acteurs de la construction du paysage (ingénieurs, architectes, etc.) effectuent leur travail de création. Cette phase marque une profonde rupture avec la période précédente qui devient alors un paysage-souvenir. Finalement, c’est dans la tierce phase, l’après-chantier, que le paysage hydroélectrique se déploie dans toutes ses dimensions.
Dans sa complexité, la notion de paysage électrique s’oriente autour de différents axes transversaux[6]. Le premier ensemble de problématiques du paysage électrique relève de l’ambivalence du caractère matériel et immatériel de celui-ci. Comment l’électricité, invisible, engendre-t-elle du visible au sein de l’espace? Le second envisage le paysage électrique comme un ensemble de constructions s’articulant tel un système savant. Ce système créé des signes, symboles et formes qui s’assemblent selon un ensemble indénombrable de possibilités et contribuent ainsi à la composition du paysage. En troisième lieu, comme le démontre David E. Nye, l’électricité évoque assez facilement le sentiment du « technological sublime » dans le rapport psychologique et culturel entretenu entre l’observateur et le paysage[7]. Les expériences sublimes relevant du paysage électrique sont des configurations émotionnelles qui émergent de nouvelles conditions sociales et technologiques. Par exemple, l’admiration du sublime technologique de l’éclairage des rues au gaz est suivie par l’admiration du sublime technologique de l’éclairage électrique puis par l’électrification des foyers, etc. Quatrièmement, l’intégration d’éléments électriques au paysage créé une confusion environnement/nature/paysage. La peur de voir le paysage être transformé ou « dénaturé » est à l’origine, dès 1902, de la création de groupes pour leur protection. Ces regroupements contestataires dénoncent une brutalisation des paysages. Les deux premiers axes sont abordés au chapitre deux et les suivants au chapitre trois.
Les éléments hydroélectriques qui s’immiscent dans le paysage se divisent, dans le cadre de ce travail, en deux principales branches : éléments producteurs d’électricité et éléments de configuration spatiale. La première catégorie comprend les éléments dits « naturels »[8], c’est-à-dire les cours d’eau, cascades et réservoirs, ainsi que les éléments technologiques suivants : barrages, centrales, lampadaires, pylônes électriques et câbles de distribution. Quant à la classe d’éléments de configuration spatiale (par exemple l’étalement urbain et la localisation des industries), celle-ci engendre une nouvelle tendance dans le développement et l’organisation de l’agglomération sherbrookoise.
[1] Cécile Gouy-Gilbert, Anne Dalmasso et Michael Jakob (dir.), Alpes électriques : Paysages de la houille blanche, Renage, éditions Dire l’entreprise, 2011, 160 p. cité dans Christophe Bouneau et Denis Varachin, « Introduction » dans Christophe Bouneau et al. (dir.), Les paysages de l’électricité. Mise en perspective historique et enjeux contemporains(XIXe-XXIe siècles), Bruxelles, éditions Peter Lang, coll. « Histoire de l’énergie », p. 12.
[2] Yves Bouvier, « Les « paysages d’EDF ». Création et appropriation de paysage d’entreprise », dans Christophe Bouneau et al. (dir.), op. cit., p.145.
[3] Alex Muchieli, « Constructionnisme » dans Dictionnaire des sciences humaines, PUF, 2006, p. 197.
[4] Cette démarche s’inspire de Yves Bouvier, op. cit., p. 145-163, ainsi que de David E. Nye, « Technologies of landscape » dans David E. Nye (dir.), Technologies of landscape: from reaping to recycling, p. 3-17.
[5] Yves Bouvier, op. cit., p. 147.
[6] Christophe Bounneau et Denis Varaschin, op. cit., p.10 et 11.
[7] David E. Nye, American Technological Sublime, Cambridge, MIT Press, 1996, 384 p.
[8] Nous justifions l’utilisation du terme « naturel » puisque les cours d’eau, malgré un très forte anthropisation, ne sont pas complètement sous l’emprise de l’humain et restent tributaire des aléas de la nature.