Le paysage en tant que réalité matérielle et objective

L’approche du paysage en tant que réalité matérielle et objective relève de la géographie classique, de l’écologie du territoire et des méthodes d’analyse visuelle.

Les géographes

Bien qu’aujourd’hui l’étude du paysage ne puisse être ramenée à une seule discipline, force est de constater que la géographie est la première à apparaître comme une science explicative des paysages concrets. Le domaine d’étude de la géographie est d’abord ce que l’on peut voir à la surface de la Terre[1]. Dès les premiers récits d’exploration de territoires inconnus, les auteurs s’attardent à décrire le paysage qu’ils observent. Pour eux, le concept de paysage correspond donc aux éléments géophysiques d’une portion du territoire visible. La multiplication des explorations ainsi que le développement des sciences naturelles durant le 18e siècle amènent la géographie à devenir davantage naturaliste. Les géographes continuent de décrire le paysage observé, mais tentent aussi de l’expliquer, par exemple en notant que l’étagement des strates végétales en montagne résulte des variations climatiques.

Au tournant du 19e siècle, les géographes allemands, Alexander Von Humboldt et Karl Ritter mettent l’accent sur des approches régionales et naturalistes. Leur explication des paysages est liée à l’espace matériel et à ses propriétés géologiques et climatiques (ce qui à l’époque était appelé « nature »)[2]. Durant la seconde moitié du 19e siècle, Friedrich Ratzel modifie la vision du paysage. Il donne naissance à l’anthropogéographie et se questionne sur les relations hommes/milieu. Dès lors, le paysage est représenté comme un objet façonné par la « nature », mais aussi par les activités humaines, elles-mêmes conditionnées par le milieu[3]. L’École française de géographie, qui domine jusqu’aux années 1950, reprend l’anthropogéographie de Ratzel et qualifie le paysage d’aspect physique caractéristique d’une région, découlant d’un assemblage de traits physiques et humains qui donnent à un territoire une physionomie propre[4]. La géographie classique, développée par les Allemands et Français, perçoit donc le paysage avec une distance objective et s’attarde aux données tangibles.

Les écologistes

À partir des années 1960, un intérêt grandissant pour les problématiques environnementales apparaît. Au cours des années 1980, ce contexte de préoccupations écologiques amène l’étude du paysage à se croiser avec l’écologie pour donner naissance à l’écologie du paysage. L’approche écologique du paysage s’inspire de Carl Troll, pour qui le paysage constitue un tout : l’entité visuelle et spatiale totale de l’espace habité par l’homme, intégrant la géosphère avec la biosphère et la noosphère[5].

L’écologie du paysage se divise en deux courants : le courant écologique et le courant aménagiste. Le premier s’inscrit dans le sillon de l’écologie classique. Ouvrage de référence de ce courant, Landscape ecology de Richard T.T. Forman et Michel Godron définit le paysage comme « a heterogeneous land area composed of a cluster of interacting ecosystems that is repeated in similar form throughout »[6]. L’objectif de ce courant est de comprendre comment les structures paysagères affectent l’abondance et la distribution des organismes[7]. Le courant aménagiste (ou holistique) s’intéresse plutôt au paysage avec une approche plus globale. Il l’analyse en tenant compte de l’ensemble des préoccupations de l’homme afin de fournir un cadre d’aménagement et de gestion durable pour les activités humaines. Pour Zev Naveh, principal auteur de ce courant, l’écologie du paysage possède un caractère « holistique ». Les chercheurs provenant de divers milieux (écologie, agronomie, foresterie, aménagement du territoire) ont quitté leurs disciplines aux points de vue étroits afin d’envisager le paysage d’une manière plus complète grâce à la transdisciplinarité[8]. Pour les aménagistes, les aspirations de l’homme ont formé les paysages et, comme celles-ci sont variées, la transdisciplinarité prend tout son sens[9]. Ainsi, ces deux courants perçoivent le paysage avec rationalité et utilisent des outils théoriques principalement issus de l’écologie et des sciences statistiques.

Les analystes

Les méthodes d’analyse visuelle apparaissent dans les années 1960. L’objectif de cette approche est de prendre en considération les dimensions paysagères dans l’aménagement du territoire. Deux méthodes en découlent : celles de type expert et celles de type cognitif. La première provient de la pratique des professionnels de l’aménagement. Le paysage y est considéré comme une ressource visuelle à gérer et est pris en compte selon des caractères constitutifs que seul un spectateur expert est en mesure de décoder, à l’aide de grilles de lecture spécifiques[10]. Par exemple, Hydro-Québec et le ministère des Transports du Québec utilisent une approche de type expert lors de projets d’aménagement. La seconde méthode, de type cognitif, envisage qu’un même paysage puisse être apprécié de manière différente d’un individu à l’autre. Dans ce type d’approche, l’observateur porte un jugement sur les qualités absolues d’un paysage via des outils d’enquête normalisés[11]. Bien que ces méthodes d’analyse visuelles s’intéressent à la relation entre un observateur et le paysage, elles n’expliquent pas les facteurs constitutifs de l’appréciation paysagère.

 


[1] Paul Claval, Épistémologie de la géographie, Paris, Armand Collin, 2007, 2e éd. (2001),  p. 40.

[2] Pierre Donadieu et Michel Périgord, Le paysage, entre nature et culture, Paris, Armand Colin, 2007, p. 16.

[3] Paul Claval, Géographie humaine et économique contemporaine, Paris, PUF, 1984, p. 32-33.

[4] Philippe Poullaouec-Gonidec, Gérald Domon et Sylvain Paquette, « Le paysage, un concept en débat » in Philippe Poullaouec-Gonidec, Gérald Domon et Sylvain Paquette, Paysages en perspectives, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2005, p. 20-21.

[5] Zev Naveh et Arthur S. Lieberman, Landscape ecology, Theory and application, New York, Springer-Verlag, 1984, p. 4.

[6] Richard T.T. Forman et Michel Godron, Landscape ecology, New York, John Wiley and Sons, 1986,

p. 11.

[7] Lenore Fahrig, « When is a landscape perspective important » in John Wiens et Michael Moss (dir.), Issues and perspectives in Landscape ecology, Cambridge, Cambridge University Press, 2005, p. 3.

[8] Zev Naveh et Arthur S. Lieberman, Landscape ecology, Theory and application, New York, Springer-Verlag, 1984, p. 21.

[9] Zev Naveh, « Interaction of landscapes and cultures », Landscape and Urban Planning, n° 32 (1995),

p. 48.

[10] Philippe Poullaouec-Gonidec, Gérald Domon et Sylvain Paquette, op. cit., p. 25-26.

[11] Ibid., p. 26.